Si elles peuvent être un formidable moyen de trouver un·e partenaire, pour une nuit ou un peu plus, la face cachée des apps de dating n’en reste pas moins sombre : perte d’estime de soi, anxiété, stress et même addiction. À travers les témoignages de quatre utilisateur·ices, on vous plonge dans le monde merveilleux des swipes, pour le meilleur et surtout pour le pire. C’est parti pour l’épisode 1.
Gauche, gauche, gauche… droite ! Ce mouvement de swipe compulsif, jusqu’à trouver LA pépite, vous le connaissez toustes. Soit parce que, comme moi, vous l’avez pratiqué à plus ou moins long terme, soit parce que vous avez observé vos ami·es être pris·es dans son engrenage envoûtant. Objectif : matcher, et plus si affinités. Aujourd’hui, la France compte au bas mot 18 millions de célibataires, dont un·e sur trois est inscrit·e sur une application de rencontre, selon les derniers chiffres de l’INSEE.
Et sans surprise, le leader mondial du marché est l’app à la flamme rose. J’ai nommé : Tinder, géant du dating lancé le 12 septembre 2012, qui survole de loin tous ses concurrents. L’an dernier, l’entreprise a cumulé plus de 78 millions de téléchargements, et compte aujourd’hui 10 millions d’abonnés payants d’après la database d’App Magic. Pactole : 1,4 milliard de dollars de revenus directs en 2020. C’est l’application (hors gaming) la plus rentable au monde. Ce dixième anniversaire a cependant un goût amer pour le mastodonte du crush : peu à peu délaissé par la Gen Z, Tinder serait en passe de se faire distancer par son ennemie intime, la woke et « féministe » Bumble.
Mais peu importe l’app, savons-nous réellement ce qui se passe derrière l’écran, après le premier match, les frissons des premiers échanges, puis des premières rencontres ? Avons-nous bien conscience des impacts psychologiques de ces swipes à outrance ? Bienvenue dans Black Mirror.
Excitation de l’inconnu et spirale infernale
En 2012, Charles-Henry a 24 ans. Il est en plein coming-out, et décide de télécharger Grindr, “l’application de rencontre pour les gays, bi, trans, curieux… », précise-t-il. Le jeune homme est alors vierge de toute expérience numérique. Il n’a jamais eu de messagerie en ligne, ni discuté sur un chat avec des inconnus. Il se souvient d’une découverte légèrement déroutante : “les premières sensations ont été assez contradictoires, entre la curiosité, l’excitation de l’inconnu et de la nouveauté mais aussi le stress que cela pouvait entraîner, avec la peur de parler à une connaissance, à quelqu’un de mal intentionné qui pourrait te ‘dénoncer’ et divulguer des informations intimes”. Charles-Henry a beaucoup à perdre. C’est pourquoi il choisit de se protéger en donnant le moins d’informations possible sur son identité. Pas de photo de profil, par exemple. Mais cette tactique limite beaucoup ses possibilités d’interaction, et l’oblige à toujours faire le premier pas. “Autant dire que je n’avais pas beaucoup de réponses”.
Lorsque Lucile, infirmière libérale en Avignon, décide quant à elle de se lancer dans le grand bain de la drague en ligne, elle vient tout juste de se faire larguer. Spoiler : faire une croix sur une relation de 6 ans, ça fait mal. Alors se remettre en selle sur les app, après tout pourquoi pas ? “Des amies à moi venaient de rencontrer leurs mecs de cette façon… Et ils étaient plutôt cool. J’ai matché quasi-immédiatement !” Cette spirale infernale, Martin saute dedans à pieds joints. Le contexte est le même : rupture difficile, besoin de se divertir et de retrouver confiance en soi. Bingo ! Le profil de ce parisien d’adoption, brun tendre et fin mélomane, cartonne. Match, date, match, date. Et puis Sofia, à laquelle il ne s’attendait pas. Ils resteront un an et demi ensemble. Comme lui, 11 % des Français·es ayant trouvé un·e partenaire en 2019 l’ont rencontré·e sur une application de dating. Ce score a doublé pendant la pandémie.
Le Covid, partenaire inespéré des apps de rencontre
Mais si la plupart des paires ont survécu (tant bien que mal) à la crise sanitaire, l’expérience a été bien différente pour les célibataires. C’est évident : si l’on additionne les confinements, les restrictions et l’inévitable tarissement des relations sociales que ces dernières ont entraîné, on obtient un cocktail de succès garanti pour les applis. On s’ennuie, donc on swipe, logique. Une enquête de l’IFOP nous apprend d’ailleurs que “la hausse de fréquentation [sur les applications de rencontre, ndlr] mesurée durant la crise sanitaire a moins été le fruit d’une ruée de nouveaux venus que le produit d’un retour de Français·es qui en avaient déjà fait l’expérience avant le Covid”. C’est pourtant le cas de Gaëlle. Lorsque cette entrepreneuse de 30 ans déménage à Limoges pour lancer son affaire et que la pandémie débarque sans crier gare, elle commence rapidement à tourner en rond : “il n’y avait rien à faire dans cette ville, personne à qui parler, et en plus je venais de quitter mon mec au 3e jour du confinement !” Réfractaire aux apps de dating, elle se fait pourtant violence et décide d’aller y faire un tour, par acquis de conscience.
Il faut dire qu’avec ses 5 400 matches par seconde, Tinder a de quoi attirer l’œil. La jeune femme rencontre successivement deux hommes, et déchante aussi vite qu’elle s’est emballée. “Je me suis sentie trahie, trompée sur la marchandise”, grince-t-elle. Et pour cause : aucun d’eux ne ressemblait à leur profil. L’un est petit et insistant, l’autre timide et insultant. Pour une première, c’est plutôt raté.
Cette désillusion frappe aussi Lucile de plein fouet. La jeune femme est pourtant pas mal courtisée sur Tinder, surtout par un nouveau match très prometteur : un infirmier libéral – comme elle – avec lequel elle discute pendant des heures au téléphone et en visio. ”Je l’idéalisais. Il avait l’air de vraiment me comprendre, de vivre les mêmes choses que moi.Je me sentais entendue et j’avais enfin la relation intellectuelle à laquelle j’aspirais.” Mais une fois IRL [in real life, dans la vraie vie, ndlr], l’alchimie n’opère plus. C’est bien le principal risque avec les rencontres en ligne : discuter sans fin à distance et se faire des films. Martin, lui, est plutôt lucide quant à cette réalité qu’il ne connaît que trop bien. “Tu peux te projeter sur quelqu’un que tu n’as jamais vu, c’est pour ça que j’aime bien aller boire un verre très vite.” Une méthode approuvée par la psychologue Camille Rochet : “Ne discutez pas pendant des semaines ou des mois jusqu’à pas d’heure,rencontrez-vous rapidement, et plus vite vous rencontrerez les amis de l’autre, mieux ce sera. Ça met un peu de pression, mais ça permet de faire reposer la réflexion sur une base de vérité.”
“Les applis nous poussent dans nos retranchements, c’est très violent”
Voici pourquoi Charles-Henry a décidé de classer ses applications en deux catégories : les fournisseurs officiels de plans cul – j’ai nommé Grindr, Hornet et Gay Roméo – et les viviers à potentielles relations – Tinder, Bumble et Hinge. Sur les premières, le trentenaire ne se fait pas de faux espoirs. Il sait exactement pourquoi il est là : “je ne passe jamais par la case date avec les personnes que je rencontre sur ces applis. Je me mets dans une condition psychologique précise : la rencontre a un but, le plaisir sexuel, et c’est clair pour l’autre aussi. Je ne recherche pas quelque chose de sérieux.Après, si cela arrive parce qu’il y a un bon feeling, c’est le jackpot”.
Au-delà des potentielles déceptions, que, soyons honnêtes, l’on peut aussi vivre dans la vraie vie – une fois les spotlights de la soirée éteints, et le filtre de la rencontre estompé – les applications de dating peuvent aussi vous attirer vers des personnes que vous n’auriez jamais côtoyées au quotidien. Martin, Lucile et Gaëlle ont ce point commun. Lucile, par exemple, tombe vite sous le charme d’un garçon qui se révèle “plutôt facho”, à l’opposé de ses valeurs morales, et avec lequel elle restera pourtant en couple pendant plus de deux ans… “C’est le côté dangereux des applis, confie-t-elle. Elles nous poussent dans nos retranchements, et c’est très violent.”
Camille Rochet abonde : “on rencontre la personne en dehors de tout son contexte social, aucun groupe d’amis ou de travail ne peut nous donner d’indications sur sa personnalité. Elle peut donc renvoyer l’image d’elle qu’elle souhaite, et cacher beaucoup d’autres choses.” En d’autres termes, la façade semble parfaite, mais la couche de plâtre n’attend qu’un orage pour se craqueler (vous apprécierez la métaphore bâtiment). Et lorsqu’on constate les fêlures, il est souvent trop tard. “On n’est pas en réseau avec l’autre, poursuit la thérapeute. Cette part d’ombre n’est pas facile à gérer. Cela peut générer beaucoup de stress.”
Le biais sexiste des applications
Martin s’est aussi fait violence pour aller à la rencontre de filles qu’il n’aurait sans doute pas abordées dans la vraie vie. “J’y suis allé, on a couché ensemble alors que je n’en avais pas vraiment envie. Je me sentais comme une merde, je les ai mal traitées sans en avoir conscience et j’aurais aimé m’en excuser.” Le jeune homme a-t-il réagi par manque d’opportunités ? Ou par crainte d’être rejeté ? D’après la journaliste Judith Duportail, autrice du livre Dating Fatigue(L’Observatoire, 2021), le taux de succès moyen pour un homme hétérosexuel sur Tinder est de 2 %, contre 50 % pour une femme. Moins de profils à consulter, donc moins de choix et moins de possibilités d’être exigeant. Les prétendants distribuent ainsi leurs likes au petit bonheur la chance. Du coup, une femme aura davantage de chances de matcher, mais pas toujours pour les bonnes raisons. “Elles savent qu’elles ne peuvent pas matcher à la légère car elles prennent un risque à chaque fois, explique le philosophe Joe Edelman au Huffington Post. Elles deviennent de plus en plus sévères dans leur jugement.”
Est-ce pour cette raison que Gaëlle a été si amère en débarquant à Toulouse ? Après ses fails limousins, la jeune femme, pleine d’enthousiasme devant cette terre inconnue, atterrit brutalement. Elle a beau passer des heures sur les applis, le vide est abyssal. “Il ne me restait que les fonds de panier, déplore-t-elle. Je l’ai pris personnellement, je me suis dit que c’était trop tard, que j’étais trop vieille et trop moche. C’est comme à l’école, quand on est choisie en dernier dans l’équipe de hand. Les meilleurs ont déjà été pris par les plus belles.” Sur son profil, elle a pourtant posté des photos où elle se trouvait jolie…
Source Néon